TOURNEMIRE Charles

Franck BESINGRAND

 

CHARLES TOURNEMIRE

MUSICIEN FRANÇAIS (1870-1939)

 

Dossiers

 

Preludium

En 2020, 150 ans nous séparaient de la naissance de Charles Tournemire, ce grand compositeur pas vraiment considéré à sa juste place dans notre patrimoine musical, tout comme quelques-uns de ses contemporains tels Albéric Magnard, Louis Vierne, Florent Schmitt, Albert Roussel (etc.)

Cet anniversaire est passé presque inaperçu en France – du moins dans les revues spécialisées « généralistes » (Diapason, Classica) et dans la discographie du musicien -, malgré quelques hommages sur France Musiques et à Sainte-Clotilde. Mais une fois de plus, c’est hors de France qu’une initiative d’envergure devait voir le jour en avril 2020 (annulée ou remise à cause de la pandémie) : les représentations au Théâtre d’Ulm, en Allemagne, de La Légende de Tristan,  avec solistes, chœurs et l’orchestre philharmonique de la ville D’Ulm.

Avec une œuvre aussi considérable que mal connue, Tournemire reste à découvrir dans bien des domaines musicaux :

– Musique symphonique : Huit Symphonies, écrites entre 1900 et 1921 (enregistrées, donc connues de quelques musiciens et mélomanes

– Drame antique : Les Dieux sont morts, 1911).

– Des légendes lyriques et oratorios, d’amplitudes considérables (Le Sang de la Sirène, 1903 ; Nittetis, 1907 ;  Psaume LVII pour chœur, orchestre et orgue, 1913 ; La Légende de Tristan. 3 actes et 8 tableaux, 1926. Trilogie. Faust- Don Quichotte- Saint-François d’Assise, 1929 ; L’Apocalypse de Jean, 1936, Trilogie sacrée restée inédite ; La Douloureuse Passion du Christ, 1937 ; Il Poverello di Assisi, Cinq épisodes lyriques en 7 tableaux, 1939.

– Musique pour piano, musique de chambre et mélodies : Poème mystique pour piano, 1908 ; Sagesse pour voix et piano, 1908 ; Douze Préludes-Chorals pour piano, 1932 ; Musique Orante pour quatuor à cordes, 1933 ; Sonate-Poème pour piano et violon, 1934.

– Musique pour orgue : la postérité n’a retenu essentiellement que l’œuvre pour orgue de Tournemire. Certes cette dernière est considérable, en particulier avec Trois Poèmes pour orgue, 1932 ; Sept Chorals-poèmes d’orgue pour les Sept paroles du Christ, 1935 ; Symphonie-Choral d’orgue, 1935 ; Symphonie sacrée pour orgue, 1936 ; Deux Fresques symphoniques sacrées pour orgue, 1939 et cette somme incommensurable représentée par les 253 pièces de L’Orgue mystique (1927 à 1932), près de 14 heures de musique, constituant la plus importante somme écrite  pour l’orgue depuis Bach !

Tournemire apparut déjà assez anachronique au sein de son époque, malgré la fascination qu’il exerça sur ses élèves et personnalités reconnues comme Maurice Emmanuel, Maurice Duruflé, Olivier Messiaen, Jean Langlais, Daniel Lesur…

Nous saurons relier le compositeur inspiré au penseur, à l’historien passionné et érudit de l’histoire des religions et de l’art sacré, au catholique pur et sans concession, trouvant sa nourriture spirituelle tant dans les écrits flamboyants de Saint-François d’Assise, Catherine Emmerich, d’Ernest Hello, de Joséphin Péladan et bien sûr de Léon Bloy.

Nous le suivrons dans ses paysages âpres et familiers de l’ile d’Ouessant où il poursuivit une quête spirituelle aussi puissante qu’incessante, jusqu’au Bassin d’Arcachon dans ses flots marins qui l’emportèrent le 4 novembre 1939, année où Messiaen écrivit, telle une prémonition, Les Corps glorieux pour orgue.

Malgré la frilosité de notre temps à l’égard de l’œuvre de Charles Tournemire, nous nous efforcerons de découvrir le musicien dans sa plénitude de cette recherche de l’Absolu qui l’anima toute sa vie et qu’il poursuivit sans relâche.

Maison natale de Tournemire a Bordeaux Basilique Saint-Seurin, Bordeaux.

Éléments biographiques

1870 Le 22 janvier, naissance de Charles Arnould Tournemire, dans une famille de commerçants installés depuis longtemps dans la ville.

Il commence ses études musicales, notamment au Conservatoire de Bordeaux et occupera très jeune divers postes d’organiste dont celui, à 14 ans, d’organiste-accompagnateur de la Basilique Saint-Seurin.

1885  Obtention au Conservatoire de Bordeaux du Premier Prix en piano.

1886  Arrivée à Paris. Poursuit des études musicales au Conservatoire.

1889  Élèves de César Franck dans la classe d’orgue du Conservatoire, puis de Charles-Marie Widor, successeur de Franck de puis sa mort.

1891 Obtention du le Premier Prix d’orgue au Conservatoire et devint organiste de Saint-Médard.

1896  Rencontre du succès à la Société de Compositeurs avec sa Sonate pour piano et violon.   Poursuit quelques études musicales, en composition, à la Schola Cantorum.

1898   Nomination comme organiste du grand-orgue de la Basilique Sainte-Clotilde.

1900   Création à Marseille de la Première Symphonie.

1903   Épouses Alice Taylor, belle-sœur de Sâr Péladan.

1904  Obtint le Grand Prix de la ville de Paris avec la légende musicale Le Sang de la Sirène.

1909  Création à la Salle Gaveau de Paris de la Deuxième Symphonie.

1911  Tournée en Russie et concerts d’orgue à Moscou.

1918  Commence à composer la Septième Symphonie intitulée Les Danses de la vie.

1919  Décès de son épouse.

1920   Commence à composer la Huitième Symphonie du Triomphe de la mort.

1921  Élevé au rang de chevalier de la Légion d’honneur. Nommé professeur de musique d’ensemble au Conservatoire de Paris. Grand concert de ses œuvres salle Pleyel.

1924   Création à l’Opéra de Paris de son opéra antique Les Dieux sont morts.

1926   Échec de sa candidature pour succéder à Guilmant à la classe d’orgue du Conservatoire de Paris. Termine La légende de Tristan, drame lyrique en 3 actes et 8 tableaux.

1827    Commence à composer L’Orgue mystique.

1930   Tournée de concerts d’orgue en Espagne. Enregistrement sur l’orgue de Sainte-Clotilde d’œuvres de Franck et de cinq d’improvisations restées célèbres et reconstituées par Maurice Duruflé.

1932   En février, achève la composition de L’Orgue mystique. En avril à Sainte-Clotilde, l’œuvre sera exécutée en partie, par 7 organistes différents et renommés comme Messiaen, Langlais, Fleury, Lesur etc.

1933    Compose Musique Orante pour quatuor à cordes. Inauguration de l’orgue restauré de Sainte-Clotilde, il fait entendre en concert ses Poèmes pour orgue (1932).

1934    Mariage avec Alice Esper, violoniste et ancienne élève de Tournemire. Compose la Sonate-poème pour piano et violon.

1936     Concerts à Londres. Donne en  création à Sainte-Clotilde de la Symphonie-Choral d’orgue (1935) et de la Symphonie sacrée pour orgue (1926). Termine l’Apocalypse de Saint-Jean, Trilogie sacrée.

1937     Achève l’oratorio La Douloureuse Passion du Xrist d’après Catherine Emmerich.

1939     Achève Il Poverello di Assisi, Cinq épisodes lyriques en sept tableaux, d’après Péladan. Réfugié à Arcachon, dès le début de la guerre, y trouve la mort le 4 novembre.

 

 

UNE PERSONNALITÉ COMPLEXE

 

« La personnalité de Tournemire était certes trop complexe pour que l’on puisse s’essayer à la définir en quelques mots » (Daniel Lesur[1])

Au-delà des apparences

Nous allons essayer succinctement, mais avec le désir d’être concis et objectif, de tisser les grandes lignes des arcanes de la personnalité de Charles Tournemire.

Déjà à partir de quelques éléments de son thème astral, nous pouvons trouver de précieuses directions, mais nous nous devons de les affiner, en les vérifiant méthodiquement au fil des témoignages sur son art.

Tournemire est né un 22 janvier, sous le signe du Verseau, signe astrologique dominé par la planète Uranus. On y descelle un idéaliste par l’imagination, entretenant une flamme intérieure brillant intensément et qui peut le dévorer. Par cette dynamique nous atteignons les limites de la personnalité : celles ayant pu entrainer le musicien dans un courant cyclothymique où se révèlent l’intransigeance, la dureté, l’excès de jugements et ses partis pris souvent sans concession.

Hypertendu à l’intérieur de lui-même, exalté à l’extérieur, on devine un fort tempérament « à décharges » pouvant le conduire à des réactions brutales et démesurées. Nous le vérifierons plus loin en examinant quelques-unes de ses prises de position bien arrêtées, de ses jugements lapidaires sur des personnes de son entourage artistique (Dupré, Vierne…).

La Sphère Uranus, présente dans le thème natal de Tournemire, ouvre la voie tant à la révolte qu’à l’innovation, avec une force qui, une fois libérée, peut tout briser !

L’ascendant du thème, régi par le signe du Cancer, apporte à la personnalité de Tournemire son total individualisme, complexe guidé essentiellement par l’intuition. La planète Lune gouvernant le signe du Cancer, conforte l’imagination exacerbée, la créativité, amenant l’artiste vers ce vif besoin de contemplation où se révèlera, nous le découvrirons plus tard, son intense union avec le monde divin.

Au-delà de ces considérations astrologiques sans doute trop générales et que certains jureront arbitraires, considérons avec plus de précision ce que révèle la personnalité du musicien, d’après ce que nous en savons : elle oscille sans cesse autour de deux éléments, comme des pôles,  certes opposés, mais aussi complémentaires. Le premier élément pousse Tournemire à l’action, avec un côté éruptif, parfois passionné – dû à son hypersensibilité, dans un mélange de susceptibilité et d’intransigeance –, le second le conforte dans un monde plus calme et intériorisé : celui de la contemplation.

Pascal Ianco souligne bien cette ambivalence de la nature du musicien, mais fusionnée dans la complétude : « L’exaltation de Tournemire n’a pas d’autre source. Elle est ce désir, cette passion, de quitter la matière pour, enfin, rejoindre Dieu[2] ».

Par un besoin de ressourcement permanent et par l’intériorisation, la contemplation resta son  chemin le plus pur pour conduire à la certitude du croyant : « Je sais que le Christ est en moi, qu’Il me laisse la faculté de me renouveler tous les jours, parce que je l’aime immensément[3] ».

Ainsi à ce monde de l’océan propre aux grands espaces et aux tumultes – monde auquel il se rattache viscéralement – , répond l’île intérieure du contemplatif et du mystique. Nous en reparlerons en détail dans le chapitre « Entre ciel et terre ».

Pour l’heure, vérifions ce jeu double, en mettant face à face des œuvres, mais sans opposer totalement leur inspiration : la Première Symphonie dite « Romantique », la légende lyrique Le Sang de la Sirène, la Deuxième Symphonie dite « Ouessant », avec Les Sept Poèmes Choral pour orgue et cette somme vertigineuse constituant  LOrgue mystique.

      

La vitalité et la puissance des forces créatrices de Tournemire sont inépuisables (il laisse 76 numéros d’opus, avec des pages de très grande ampleur. Il sembla totalement habité par le jeu marin du flux et reflux et on a pu le dépeindre comme habité par l’exaltation et la fièvre créatrice, avec tous leurs débordements. Dès lors, il resta quelque peu « un exalté, à qui la modération était un exercice difficile[4] », ayant de surcroît « horreur de toute compromission et étant d’une fierté ombrageuse[5] ».

Il ne fut pas toujours, pour cette raison, bien perçu et bien compris, car il dépassait l’entendement par ses outrances, ses partis pris tranchants et sans appel : « Il dérange donc tout le monde et entre attirance et répulsion, on réserve à sa personne des sentiments ambigus[6] »… 

Cela se confirme très bien par ce jeu ondulatoire où l’équilibre paraissait difficile à atteindre : d’un côté l’agir, le feu, la création (Vita activa), de l’autre la réflexion, la méditation et le retrait (Vita contemplativa).

On parla également à son sujet, hâtivement, de « folie » pour justifier sa personnalité hors-norme et singulière : « La folie de Tournemire, je l’ai applaudie, c’est de la folie géniale ! », précise l’organiste Antoine Reboulot[7].

Pourtant l’être séduisait par son charisme, il ne pouvait laisser quiconque indifférent : « On le remarquait immédiatement par son charme, son énergie et sa vivacité » selon Henri Dutilleux, tandis qu’un des grands disciples de Tournemire (Maurice Duruflé), met en exergue « son humeur joviale, de tempérament très exubérant, très nerveux, passant sans transition de la douceur à la furie…[8] ».

Évoquons deux écueils dans la personnalité de Tournemire : sa susceptibilité aiguë et son orgueil, ferment dont il se servit sans doute plus ou moins consciemment, pour alimenter sa ténacité à se mettre en avant, pour aller aussi plus loin dans ses recherches tout en restant maître, – à l’instar de Koechlin, Magnard ou Maurice Emmanuel –, de son indépendance d’esprit et de son opposition à appartenir à toute école.  

Écoutons Antoine Reboulot : « Tournemire était un artiste de liberté, c’est comme cela qu’il fallait le voir (…) C’était un homme tout en intuitions, il fallait le prendre comme il était (…) C’était un homme qui ne voulait pas passer inaperçu[9] ».

En définitive, il resta toujours persuadé de sa haute valeur et même de sa supériorité, à l’inverse d’un Duparc toujours en proie au doute et à l’auto censure. Tournemire nous le démontra par petites phrases, comme en 1936 dans cet extrait de ses Mémoires[10] : « La postérité dira de Tournemire ce que nous disons de Debussy : avant lui, la musique était cela, après lui ce fut autre chose. »

Tournemire à l’orgue

 

De l’homme de culture au pédagogue

La culture de Tournemire demeura immense au niveau musical, des maîtres anciens (comme Frescobaldi ou Buxtehude), à des horizons plus larges (extraeuropéens comme les modes hindous). Son érudition dépasse la sphère de son art, englobant les domaines historiques (en particulier celui des religions à travers les âges), philosophiques, théologiques, également tout ce qui avait trait aux  sciences humaines. Cette somme de connaissances nourrissait autant ses écrits que sa conversation, qui, « grave ou enjouée, révélait un homme de haute culture. Foncièrement bon, il était doué d’une émotivité extraordinaire et il n’était pas rare de le voir passer en quelques secondes de la douceur à une indignation véhémente (…) On le sentait en possession d’un critère absolu, celui de la grandeur[11] ».

L’activité pédagogique de Tournemire fut importante, tant dans l’enseignement privé de l’orgue et de l’improvisation, qu’au Conservatoire de Paris. Citons parmi quelques personnalités connues : Maurice Duruflé, Lucien Capet, Ermend Bonnal, Ludovic Panel, André Fleury, Jean Langlais et Daniel Lesur.

Voici ce que Jean Langlais relate à propos de l’enseignement de son maître : « C’était un professeur impatient. Je me souviens que parfois, dans le feu de l’action, il me poussait pour prendre ma place sur le banc et me donner un exemple, faisant à chaque fois tomber la pile de partitions qui s’y trouvaient ! Sa pédagogie, pour admirable qu’elle fût, ne manquait pas d’originalité…[12] ». Maurice Duruflé sut, de son côté, très bien comparer l’enseignement de Vierne avec celui Tournemire : « Autant on se sentait sur un volcan prêt à entrer en éruption chez Tournemire, autant on se sentait en sérénité auprès de Vierne[13]. »

Tournemire n’enseigna pas l’orgue au Conservatoire, mais y exerça la fonction de professeur de musique d’ensemble dès 1919. Parmi le foisonnement d’élèves que l’on peut relever dans cette classe, il faut retenir les noms de Jean Doyen, Monique Hassa, Pierre Sancan, Geneviève Joy (qui sera l’épouse d’Henri Dutilleux), Henriette Puig-Roget. Cette dernière, qui enregistra quelques œuvres de piano et de musique de chambre de son maître, apporta ce précieux témoignage : « Il était très porté sur l’engagement personnel (…), il détestait l’amateurisme et l’indifférence en musique[14]. »

 

Des confidences aux jugements abrupts

En 1932, Tournemire entreprend d’écrire ses Mémoires[15], révélatrices de ses convictions artistiques, philosophiques et religieuses, de ses lectures et de ses modèles. L’on y trouve peu d’indications sur les événements marquants de sa vie personnelle, car il était peu porté aux confidences intimes : ainsi, il résume d’une phrase presque anodine ses seize premières années de son existence : « Je ne dois y retenir que peu de choses », faisant par la suite peu d’allusions à sa vie intime ou à son entourage. Seul César Franck, envers qui il témoignera beaucoup d’attachement filial, lui valut de belles pensées[16].

Une bonne partie des Mémoires de Tournemire se réfère tant à des citations commentées de ses modèles (essentiellement Hello, Péladan, Bloy) et selon une réflexion et une orientation très personnelles, qu’à la genèse de ses grandes œuvres (en particulier celle à caractère sacré).

Les phrases sont courtes, souvent nerveuses et hachées, avec des mots et des membres de phrases soulignés comme pour mieux en montrer, parfois avec une pointe de rage ou d’ironie, l’importance du propos ou de l’allusion. On sait qu’il portait le sobriquet de « Tournebroche » (apparemment donné au départ par Vierne et repris à la suite par d’autres personnes), sobriquet bien à propos, car il profitait de ses écrits pour sous-entendre tout le mal (ou le bien parfois !) qu’il pensait d’une personne. Ainsi : « Le citoyen Félix Raugel, chef des chœurs de ce nom, que j’avais invité pour entendre ma Douloureuse Passion du Christ s’est défilé » (1937).

Dans son passionnant avant-propos de l’édition intégrale des Mémoires, Jean-Marc Leblanc nous éclaire : « Les Mémoires sont la part du non-dit, le cri de douleur, la rumination solitaire et la souffrance de l’homme vulnérable qui construisait son propre univers mental comme une enveloppe le protégeant de la réalité existentielle ».

L’homme écrivait tel qu’il était, c’est à dire imprévisible !

Ainsi, ne soyons pas outre mesure surpris de trouver des débordements dans ses jugements, avec une plume presque trempée au vitriol et qualifiée justement « d’inquisitoriale », à l’instar de Jules Barbey d’Aurevilly ou de Léon Bloy (ses grands modèles).

Il n’épargna personne, sauf ceux qu’il aimait vraiment et qui partageaient son idéal d’absolu. Sans doute la jalousie, la réussite sans une haute conscience et un vrai idéal chrétien, le carriérisme et le renom de certains de ses condisciples le rendaient hargneux. Voici quelques exemples saisissants et révélateurs de l’emportement de sa plume et de mordantes fléchettes empoisonnées :

Prenons le cas de Marcel Dupré (1878-1970), lequel apparaissait, comme Tournemire, particulièrement égocentrique. Des questions esthétiques, partisanes parfois, séparaient les deux artistes, mais sachons que Tournemire ne pardonna pas à Dupré, son « rival » en la matière, d’obtenir en 1926 le poste de professeur d’orgue au Conservatoire, poste qu’il convoitait lui-même et dont l’attribution lui avait été promise par Henri Rabaud (alors directeur du Conservatoire).

Ceci explique cela, et la rancœur fut tenace, souterraine, puis explosive : « Quant à Marcel Dupré, organiste connaissant très bien le métier, il n’est qu’un artisan sans goût, ne visant qu’au succès malhonnête ». Il le traita aussi de « cabotin ».

Il n’épargna pas également Charles-Marie Widor (…) : « Widor est mort à 93 ans. En lui, j’ai perdu mon ennemi le plus constant, durant 45 années » (1937)[17]. »

 

La classe d’orgue de Widor en 1895

 

Lors de la disparition de son condisciple au Conservatoire durant ses études avec Franck et Widor, Louis Vierne (mort à son orgue de Notre-Dame de Paris, en concert, le 2 juin 1937), il note à son sujet : « Il fut toujours un camarade extrêmement médiocre, sans droiture, très ombrageux. Il a inondé le marché de six mauvaises symphonies d’orgue où la banalité s’affiche sans pudeur, où l’idée de Dieu est toujours absente… »

Pourtant divers articles antérieurs, dans des revues musicales, montraient une certaine admiration : « Sa musique de pensées extrêmement fines et pittoresques porte au loin la renommée de la production d’Orgue française (…), il se dégage de son jeu beaucoup de lumière[18]. » À propos des œuvres de Vierne en général, Tournemire souligne qu’elles « attestent un remarquable talent, épris de clarté, de logique ; œuvres justement fêtées par tous ceux qui ont le respect de la tâche accomplie par l’artiste, dans la sérénité[19]. »

On sait que Tournemire rendit également un hommage émouvant, lors des obsèques de Vierne : « C’est bien cet état intérieur qui fut, mon cher Vierne, le fond de ta vie. Tous ici nous savions cela. Et tous, nous savons aussi le parti que tu as su tirer dans ton labeur d’art. Labeur soutenu, duquel nous te sommes redevables, notamment d’une œuvre monumentale pour l’instrument… »

Alors Tournemire fut-il réellement aussi hypocrite qu’on pourrait le supposer, à la lecture de tous ses jugements contradictoires ? Il est vrai que parfois l’homme en public fait mentir l’homme en privé…

Les anciens élèves et disciples – portant généralement un grand attachement à leur maître en contribuant à la diffusion de son œuvre d’orgue – se furent pas épargnés par Tournemire, dans ses dernières années, sans doute parce qu’il se sentait quelque peu délaissé ou pas assez interprété dans les concerts. À propos de Duruflé, Bonnal, Bonnet, il écrivit : « Ce sont de froids arrivistes, des combinards, au demeurant de tristes personnes. »

Bien sûr ces appréciations ne sont pas à prendre au pied de la lettre, certaines choses prenant une ampleur démesurée chez le musicien, surtout celles concernant L’Orgue mystique, l’œuvre maîtresse de sa vie. Quelques querelles de clochers et d’écoles ont pu aussi aiguiser le ressenti toujours exacerbé du musicien.

François Sabatier exprime très bien ce qui caractérisait le monde de l’orgue dans les années 1930 : une époque « où l’ego des maîtres tendait à l’hypertrophie et où les figures dominantes se plaçaient sous le signe du conflit le plus hargneux[20] ». Cela nous rappelle la terrible polémique autour de la  succession de Vierne à l’orgue de Notre-Dame…

L’idée centrale présente au cœur de tous les combats de Tournemire, s’exprime dans l’idéal de sa foi, dans l’exercice de son art d’organiste ou de compositeur pour orgue. Ainsi le musicien fustige, en 1937, Norbert Dufourcq – et avec lui tous les membres actifs des Amis de l’orgue, puissante association pour la diffusion de la musique pour orgue –, opposant dans un de ses ouvrages[21] l’orgue symphonique de Widor et Vierne à son art. Et Tournemire d’en conclure : « D’un côté, l’art (si j’ose dire) sans Dieu, de l’autre mon Orgue mystique ».

Les organistes ne furent pas les seuls à subir les rudes assauts de la plume de Tournemire : tels certains compositeurs de grand renom, Ravel en tête lors de sa disparition en 1937 : « Maurice Ravel vient de mourir. Il parait qu’il suffit d’avoir un très élégant métier, de remuer admirablement de petites idées pas très saines, sans horizon et surtout sans « Dieu » pour avoir droit à l’admiration des hommes. ».

Pour refermer ce rapide tour d’horizon de quelques personnalités, nous aimerions évoquer les rapports de Tournemire et de Messiaen. On sait que notre musicien discerna très tôt la personnalité très fortement portée sur la spiritualité et le mysticisme du jeune Messiaen. Il défendit en 1931 Les Offrandes oubliées de son cadet : « le jeune Olivier Messiaen poursuit un idéal très pur ». L’influence de Tournemire sur le jeune compositeur n’est pas négligeable, en premier lieu dans le domaine de l’orgue (au niveau de l’inspiration spirituelle de la musique, de son écriture, des registrations).

L’on a pu également relever une certaine filiation entre Musique Orante (1933) de Tournemire et le Quatuor pour la fin du temps (1941) de Messiaen, entre deux cycles pianistiques majeurs : les Douze Préludes-Chorals (Tournemire) et les Vingt Regards sur l’Enfant Jésus (Messiaen), au niveau enfin de l’orchestre entre la Huitième Symphonie de Tournemire (Le Triomphe de la mort) et la Turangalîla-Symphonie, grande fresque de Messiaen (1948).

Mais des divergences tant esthétiques que spirituelles se feront vite sentir entre les deux musiciens : « On a parfois l’impression que les deux artistes se fabriquent d’ailleurs une théologie très personnelle fondée sur des fascinations ou des centres d’intérêt différents (lutte contre le péché et la sensualité chez Tournemire, spéculations intellectuelles sur l’espace-temps, la transsubstantiation ou le dogme de la Trinité chez Messiaen[22] ».

Alors faudra-t-il s’étonner que Tournemire puisse parvenir à renier plus tard, celui qui pouvait – mais sans doute trop  imparfaitement à ses yeux – se rapprocher de son idéal créatif, centré sur le divin ?

« Le jeune Olivier Messiaen, (magnifique nom), est un cabotin accompli. Il exploite les idées les plus saintes, sans pudeur (…) Les débuts avaient été bons, mais il est en constante régression[23] ».

Portrait de Tournemire par Jeanne Thiboust Champetier de Ribes

Un être solaire et solitaire

« Enfin ma destinée est de vivre en sauvage. Acceptons-là joyeusement ?!… ».

Dans cet extrait d’une lettre à Daniel Lesur (datée du 11 août 1928), Tournemire nous restitue ce monde de la solitude et du retrait qui l’habitera la dernière partie de sa vie. Cette solitude lui devint nécessaire pour atteindre son idéal, dans un désir d’épuration intimement lié au besoin de contemplation. Il faisait alors corps avec cette pensée d’Ernest Hello : « L’art est le souvenir de la présence universelle de Dieu. C’est pour cela qu’il cherche les déserts. Il aime la solitude ; il se détourne instinctivement, quand il aperçoit la multitude[24] ».

La solitude, Tournemire la retrouvera à l’île d’Ouessant, mais aussi dans ses séjours monastiques comme chez les Bénédictins de l’Abbaye de Solesmes ou dans un cadre plus grandiose, dans la Grande Chartreuse. Au cœur de ces hauteurs alpines, il peut sans doute réciter le Psaume 121 : « Je lève mes regards vers la montagne. »

En 1920, après le décès de sa première épouse, il retrouve des forces à la Grande Chartreuse et cette inspiration qui lui permettra de mener à bien son ultime symphonie, nommée très symboliquement Le Triomphe de la mort : « De hautes montagnes me disaient le Ciel et m’invitaient aux pensées » et « Aujourd’hui c’est le grand silence (…) la solennelle minute qui nous fait comprendre la Beauté de la mort… »

Mais il connaissait aussi la rudesse des chemins qui peut conduire à des déserts, car « toute solitude est escarpée et toute sublime est solitude[25] »

Tous les grands mystiques ont su expérimenter la tristesse ou le doute, comme des graduations dans l’échelle de leur vie contemplative, laquelle reste, somme toute, une vie humaine avec ses limites, ses variantes, ses oscillations. Saint-Jean de la Croix l’exprima admirablement : « Une âme ne saurait faire du progrès qu’en agissant en silence. »

Mais le renoncement est parfois douloureux : ne soyons pas surpris de voir les états d’âme de Tournemire parfois s’assombrir.

Dans ses Mémoires il note :

« 22 septembre (1933) : « Jour très noir ! Inquiétude… »

Puis le lendemain : « Même somnolence de l’âme… »

Puis le 24 septembre : « De nouveau dans la même tristesse ».

 

Daniel Lesur souligna l’état d’âme propre à son maître, bien en corrélation avec son caractère : «  Sans doute sa puissante originalité, son horreur de toute compromission, sa fierté ombrageuse avaient-elles condamné Tournemire à traverser (selon le mot d’Ernest Hello) « les déserts glacés de la solitude[26] »

Pour Tournemire, la solitude, hélas, ouvre les portes à l’abandon, celui ressenti (nous en avons déjà parlé), devant le presque total désintérêt pour sa musique : « C’est le silence et l’abandon ! Il fallait s’y attendre. Je suis hélas habitué à l’enthousiasme naissant des gens, quelquefois des foules, puis un « lâchage » ! C’est mon sort… [27] »

Sa trajectoire humaine, spirituelle et créative, il a su la conduire au gré de ses humeurs, de la reconnaissance ou défiance envers les autres, rencontrées tour à tour, contre vents et marées oserions-nous dire en évoquant l’homme de l’océan.

Il devait savoir, au fond de son âme tournée vers Dieu, que « toute grande œuvre naît du silence et y retourne », selon le mot si juste de François Mauriac.

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1.  Tournemire, génie méconnu, Images musicales, 1945.

2. Pascal Ianco, Charles Tournemire ou le mythe de Tristan, Éditions Papillon, 2001.

3. Extrait d’une lettre à Maurice Emmanuel, 3 juillet 1929

4. Pascal Ianco : Charles Tournemire ou le mythe de Tristan.

5.  Selon le témoignage de Béranger de Miramon Fitz-James, In memoriam Charles Tournemire, Cahiers et Mémoires, Bulletin des Amis de l’Orgue n°41, 1989

6. François Sabatier : Regards sur l’orgue français des années 30, Chroniques, Bulletin des Amis de L’Orgue n°295/96, 2011.

7. Antoine Reboulot, Récit au grand-orgue, entretiens, éditions de la Taille, Québec, 2006.

8. Frédéric Blanc, Maurice Duruflé et autres écrits, Séguier, 2005.

9. In Récit au grand -orgue.

10. Publiées dans Chroniques, Bulletin des Amis de l’Orgue n°321-324, 2018.

11. Daniel Lesur, extrait d’un article pour Radio Genève : Tournemire, génie méconnu, 1948.

12. Marie-Louise Jaquet-Langlais, Ombre et lumière, Jean Langlais, Combre, 1995.

I3. Dans un article des Cahiers et Mémoires, Bulletin des Amis de L’Orgue n°45, 1991

14. Extrait du texte de présentation du CD réalisé pour l’INA, collection mémoires vives.

15. Pour la lecture de ce texte passionnant (déjà partiellement disponible sur Internet grâce à Marie-louise Langlais, texte intitulé Éclats de Mémoire) et pour comprendre la genèse compliquée de sa publication, nous recommandons l’édition critique de la revue L’Orgue, Chroniques n°321-24, 2018, avec un avant-propos très enrichissant et des annotations de Jean-Marc Leblanc.

16. Il lui consacrera un ouvrage assez original, prenant et superbement rédigé, publié en 1928, chez Delagrave.

17. In Mémoires de Tournemire.

18. Extrait de  La classe d’orgue du Conservatoire de Paris, Le Monde Musical, 30 avril 1930.

19. Article paru dans In memoriam Louis Vierne, Desclée de Brouwer, 1931.

20. Dans sa Préface du Journal de Jeanne Demessieux, Chroniques, Bulletin des Amis de L’Orgue n°287/88, 2009.

21. Les Grandes Formes de la musique d’orgue, Droz, 1937.

22. François Sabatier, La musique d’orgue d’Olivier Messiaen, Chroniques, Bulletin des Amis de l’Orgue n°283, 2008).

23. Extrait des Mémoires de Tournemire.

24. Ernest Hello : L’Homme, la Vie, la science, l’art, 1872.

25. Selon Villiers de L’Isle-Adam

26. Daniel Lesur : Extrait d’un article paru dans l’Actualité musicale, 1.11.1943

27. Tournemire, extrait des Mémoires.


REGARDS SUR L’ŒUVRE

« Un style bien personnel, fait de méditation orante, de tonnerres suivis d’accalmies…[28] »

De l’esthétique a l’idéal artistique

 

Une « puissante originalité », selon l’expression de Daniel Lesur, caractérise l’œuvre de Charles Tournemire avec, en contrepoint, une indéniable indépendance d’esprit et de style : « Tournemire n’appartient en rien à l’obédience d’Indyste ou scholiste. Son indépendance à cet égard comme à tous autres était totale. L’influence de Franck, sensible dans les œuvres de la première manière, n’est pas le fait d’une imprégnation d’ordre pédagogique, mais le fruit d’un ascendant spirituel[29]. »

Voilà bien un élément primordial pour aborder l’esthétique de Tournemire : son attachement profond à la foi, à ses principes spirituels et existentiels. Norbert Dufourcq nous le résume d’un mot : « Impressionniste chrétien, il excelle aussi bien dans les subtiles esquisses que dans les fresques somptueuses ».

Notre musicien ne vit pas seulement replié dans le passé et les mémoires des pierres. Certes, les cathédrales apparaissent comme résolument inspiratrices de son art tout comme les lignes pures du plain-chant, « triomphe de l’art modal », disait-il.

Si le recours à la modalité des maîtres anciens et l’exploration des modes musicaux extraeuropéens sont des éléments fondamentaux et fondateurs de son art, il sait regarder aussi vers la musique de son époque, mais sans se soucier, cependant, d’être au goût du jour.

Étayons notre propos par trois témoignages : d’abord, celui d’Henriette Puig-Roget : « Tournemire est un moderne qui a choisi de se tourner vers la source prébaroque, tant vers le grégorien que vers les correspondances avec les cathédrales romanes et gothiques, et la musique semble naître sous les voûtes, s’éclairer sous les vitraux [30]».

Ensuite, celui Daniel Lesur : « Tournemire fut un novateur. Mais un novateur solitaire, totalement retranché, ennemi de toute manifestation extérieure[31]. »

Enfin, celui Émile Vuillermoz : « Le style de Tournemire ne tient compte des préjugés et de la mode, harmonique ou instrumentale d’aujourd’hui. Ce compositeur écrit et orchestre avec souplesse, opulence et plénitude… »

Esprit entier, Tournemire ne fera aucune concession à ses confrères ou au public quant à l’élaboration de son langage musical, en corrélation étroite avec sa quête spirituelle. Il parvint en ce sens à rejoindre Sâr Péladan dans ses considérations sur l’art : « Le grand artiste est un dissident en face de l’esprit public, soit qu’il le devance comme précurseur, soit qu’il le repousse, en qualité de tenant du passé[32]. »

On a su le décrire à foison comme restant relativement étranger à son temps, par ses ancrages littéraires et spirituels (Hello, Péladan), par sa quête des périodes anciennes de l’histoire (telle sa passion pour le Moyen Âge) et ses recherches sur les maîtres anciens (tels Frescobaldi et Buxtehude). Il l’exprime très bien dans cette pensée : « Il est opportun, en cette époque où le grincement des machines excite le cerveau de certains et dessèche tant de cœurs, de magnifier la Beauté. Faut-il donc désespérer, craindre que les cris sublimes ne soient plus poussés sur terre[33]. »

Matisse disait ne pas peindre la « chose », mais « l’émotion ressentie ». Dans cette optique, comment douter que l’intériorisation ne puisse s’apparenter à une respiration dans l’élaboration de son œuvre ? De fait, il se rapproche d’Ernest Hello par cette même adéquation entre la création et la vie spirituelle : « Dans la création artistique, à l’instant précis, à cet admirable instant où il exprime la beauté qu’il pense, l’artiste se sent pénétré d’une lumière invisible, lumière chaude et vibrante qui en lui donne la parole[34]. »

L’extrême mouvance du langage musical de Tournemire, de par sa fluidité, fut très vite remarquée : il raconta dans ses Mémoires, que Charles-Marie Widor qualifia son style, dès ses premières improvisations dans la classe d’orgue du Conservatoire, par le terme de « musique aquatique ». L’élève s’en offusqua quelque peu et répondit : « Musique aquatique ? Sachez que ce que vous venez d’entendre est le reflet de l’enseignement merveilleux de César Franck, mon maître… »

Pour tout dire, son style déconcerta très vite et ne fut pas toujours pleinement compris, car il apparaissait comme « avide de sonorités légères et frissonnantes, de rythmes onduleux, ou excentriques, d’harmonies et de timbres cruels aux oreilles délicates…[35]»

La langue musicale de Tournemire est imprévisible : on y trouve autant de souplesse polyphonique ou de tissage contrapunctique, le tout dans une extrême liberté rythmique. La spontanéité s’y découvre par une pensée rapide et changeante au gré des états d’âme.

Le geste de l’improvisateur se perçoit très bien : « Les phénomènes psychiques et les rythmes du cœur doivent présider à toute pensée profonde. Ils créent la vie[36]. »

Son harmonie sensible s’épanouit dans de grands espaces (symphonies, ouvrages lyriques) ou par petites « touches sonores » (Fioretti, Musique orante), un peu à la manière des peintres du mouvement du pointillisme, tels Seurat. Chez Tournemire, il s’agit toujours d’une musique tissée comme une fresque, à l’ornementation ouvragée comme les sculptures des cathédrales du Moyen Âge : « rosaces flamboyantes » propres aux « frises alléluiatiques » s’épanouissant dans  L’Orgue mystique.

Au niveau harmonique et tonal, Tournemire a recours à la polytonalité, dans une fusion voulue entre tonalité et modalité, usant pour ce faire d’une certaine instabilité tonale proche parfois de l’atonalité (Quasi lento de la Sonate Poème op.65). Les accords sont riches, complexes, dissonants, avec une certaine prédilection pour les accords de quintes augmentées, de septièmes, de tritons ou plus simplement des accords plus consonants, colorés ou non de notes étrangères, de quintes parallèles (thème cyclique du premier mouvement de la Troisième symphonie).

Il utilise beaucoup l’ornementation : d’une part au moyen d’appogiatures, de trilles très fréquents, échos d’une part des maîtres anciens, d’autre part en privilégiant une certaine élasticité dans son style, par des contrastes ou de la nervosité (Sonate-Poème pour violon et piano, Douzième Prélude-Poème pour piano, Symphonie-Choral pour orgue). L’ornementation s’apparente aussi aux traits rhapsodiques qui parcourent largement  toute son œuvre.

Au niveau de l’écriture proprement dite,  parlons des nombreuses pédales harmoniques (par exemple la longue pédale de do : Pièce n°26 de L’Orgue mystique). Ces pédales harmoniques peuvent ainsi suggérer une certaine « immobilité » dans le climat musical, surtout porté à la contemplation.

Les accords tenus semblant glisser de l’un à l’autre se substituent volontiers à d’autres accords répétés ; dans un jeu de mouvances (Deuxième Prélude-Poème pour piano) ou d’ostinatos très fréquents.

La liberté est très souvent laissée à l’interprète par des indications telles que « rubato » ou « ad libitum ». Prenons un exemple parmi bien d’autres : le Premier Prélude-Poème pour piano est marqué Senza rigore au début, puis librement (mes.10), Accelerando (mes.11), enfin Allargando (mes.16). On peut trouver de fréquents changements de mesures ou même une absence de barres de mesure (Sixième Prélude-Poème pour piano) un peu dans l’esprit des Préludes non mesurés  propres aux maîtres du clavecin du XVIIe siècle, tel Louis Couperin.

L’utilisation des modes hindous par Maurice Emmanuel, en particulier dans sa Quatrième Sonatine pour piano (1920), a influencé Tournemire dans plusieurs de ses œuvres comme les Préludes-Poèmes pour piano, les Sei Fioretti et les Sept Chorals-Poèmes pour orgue. Dans son Précis d’exécution pour l’orgue, il cite également 28 modes parmi les 72 modes Karnatiques mentionnés dans l’Encyclopédie de la Musique et Dictionnaire du Conservatoire (Delagrave, 1913). Dans sa note préliminaire à la Quatrième Sonatine (Durand, 1920), Maurice Emmanuel précise : « Les hindous qui possèdent 72 modes mélodiques ne pratiquent point nos accords. Les pièces qui suivent sont donc une utilisation harmonique libre, de diverses échelles empruntées à ces très riches fonds. ».

Tournemire ne peut que partager le savoir et les convictions de son ami[37], telles qu’elles sont énoncées dans Histoire de ma langue musicale (Laurens, 1911) : « L’Art moderne vient de loin. Par contre, l’Art antique a poussé, jusque dans l’art moderne, de persistantes et vigoureuses ramures. »

Le poème revient très souvent dans la terminologie des œuvres de Tournemire par une conception hautement symbolique. Le figuralisme, le symbolisme des nombres, l’architecture des cathédrales, lui favorisent ce recours au texte et à l’argumentation qui nourrit sa musique. Si pour Tournemire le poème devient presque une forme à part entière, il ne faut pas la confondre avec celle du poème symphonique, habituel aux musiciens romantiques, ou du concept de la poésie en tant que texte littéraire.

Tournemire rejoint Hello, pour qui « le poème, dans le sens profond du mot, porte en lui l’idéal, c’est pourquoi il peut-être réel[38]. »

Voici quelques œuvres de Tournemire qui portent la mention « poème » :

Poème pour orgue et orchestre op. 38 ; Douze Préludes-Poèmes pour le piano op.58 ; Trois Poèmes pour orgue op.59 ; Sonate-Poème pour violon et piano op. 65 ; Sept Poèmes-Chorals pour orgue op. 67.

Tournemire cultive la grande variation de choral, héritée de César Franck, et se plait à souligner que la grande Variation est celle qui « porte » le mieux l’artiste : « La fresque, la Symphonie, les divertissements de toutes sortes, les amplifications, toutes les déductions possibles s’arrangent à merveille de la forme des formes : la grande variation[39]. »

Nous aimerions nous attarder sur l’utilisation du choral, très présent dans les symphonies et les œuvres pour orgue de Tournemire : il s’agit presque d’une véritable forme, un peu à la manière de Franck. Et certes, il n’innove pas en ce domaine, pour lui le choral s’offre totalement comme un élément thématique, compositionnel, et à forte spiritualité.

On retrouve également l’utilisation de thèmes de chorals dans l’art symphonique germanique de Bruckner (dernier thème du final de la Première symphonie ; thème de choral fortissimo aux cuivres  dans la Cinquième symphonie), aussi quelques thèmes de chorals dans les finals des Septièmes et Huitièmes symphonies), et chez Mahler, Reger, Hindemith.

En France, surtout par l’apport germanique de Franck, le choral reste un élément puissant et générateur de grandes œuvres. Citons quelques exemples : chez d’Indy (choral dans le dernier mouvement de la Seconde symphonie, 1903) ; Vierne (choral dans le Scherzo de la Symphonie pour orchestre, 1908) ; Magnard (choral dit « bucolique » dans l’introduction de la Troisième symphonie, 1899) ; Ropartz (choral breton dans la Première symphonie, 1919, et thème de choral de Pâques, achevant le poème symphonique Résurrection, 1903) ; enfin plus tard chez Honegger (choral lumineux dans le dernier mouvement de la Deuxième symphonie, 1941 et le grand choral polytonal ouvrant le Grave de la Cinquième symphonie, 1950).

Chez Tournemire, relevons quelques exemples : le beau choral aux cuivres, sous-tendant la dernière partie de la Seconde symphonie, l’immense choral varié – autre forme privilégiée par le compositeur, dans nombre de ses grandes pages pour l’orgue –, drainant le premier mouvement de la Cinquième symphonie.

Dans l’œuvre pour orgue, l’utilisation de cette forme-choral est prépondérante : elle permet l’ossature de plusieurs grandes pages,  comme le Triple choral op.33, les Sept Chorals-Poèmes op.67, la Symphonie-Choral[40],op.65.

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  1. Norbert Dufourcq, Charles Tournemire, Cahiers et mémoires n°41, l’Orgue, 1989.         
  2. Daniel Lesur, dans son allocution à Ste Clotilde, à l’occasion du centenaire du musicien en 1970. 
  3. Extrait du livret de musique de chambre de Tournemire, CD INA. Henriette Puig-Roget fut élève de Tournemire.
  4. Daniel Lesur, Allocution à Ste Clotilde.
  5. Péladan, Réfutation esthétique de Taine, Société du Mercure de France, 1906. 
  6. Tournemire, César Franck, Delagrave, 1931.
  7. Hello, L’Homme, la vie, la science, l’art, Perrin, 1894.   
  8. Jean Huré, Musiciens contemporains, Sénart, 1923.                      
  9. Tournemire, César Franck.
  10. Il fut Maître de Chapelle de Sainte-Clotilde de 1904 à 1907.
  11. Hello, Du néant à Dieu, Perrin, 1921.
  12. Tournemire, Précis d’exécution de registration et d’improvisation à l’orgue, Eschig, 1936.
  13. Cette page monumentale montre, selon les mots du compositeur, « l’élargissement du choral ancien et mélangé avec l’art symphonique ».

FLORILÈGE DE L’ART SYMPHONIQUE

 

Tournemire entre dans le monde de la symphonie en 1900, mais c’est véritablement entre 1910 et 1921 qu’il livrera la quintessence de son art d’orchestrateur.

Il s’inscrit au cœur d’une production importante d’œuvres orchestrales tant en France (Symphonies de Magnard, Ropartz, d’Indy, Jean Huré, Roussel, Maurice Emmanuel et Paul Le Flem), que dans les pays germaniques ou nordiques (Mahler, Scriabine, Sibelius …).

Bien que Debussy ait pu émettre que « depuis Beethoven, la preuve de l’inutilité de la symphonie est faite » – balayant ainsi d’un revers de main les symphonies de Saint-Saëns, Lalo, Franck, Chausson ou Dukas –, force est de constater qu’au début du XXe siècle l’art symphonique se porte plutôt bien en France[41] »

Certes, des courants divers se croisent, en s’opposant même, entre les tenants d’une tradition plus classique, germanique ou franckiste, en occasionnant quelque peu la déroute et l’incompréhension du public : « Je déplore le manque d’éclectisme du public parisien en général. Ce ne sont que clans, que sectes, que coteries (…), les musiciens d’écoles différentes se méprisent mutuellement, rien d’étonnant à cela, il en a toujours été ainsi, mais que le public partage ces fureurs, c’est absurde (…) Les artistes de talent abondent, quelques grandes figures dominent[42]».

Certains compositeurs eux-mêmes ont su regretter l’absence tant dans l’unité que dans une véritable école française, tel Henri Duparc, écrivant en 1912 : « Quant à un art symphonique français, il n’y en avait pas et il ne pouvait en avoir. Les jeunes compositeurs qui auraient voulu le fonder ou apportaient avec eux des préoccupations nouvelles se heurtaient à l’hostilité du milieu et pâtissaient de l’incroyable pénurie de moyens d’expression… »

La grandeur, les grands espaces de la nature (d’Indy) ou de la mer (Chausson, Maurice Emmanuel, Le Flem, Tournemire), les préoccupations philosophiques, métaphysiques et religieuses (depuis Liszt), furent au cœur de l’univers symphonique européen (Bruckner, Mahler, Strauss, Sibelius, Tournemire…). Citons cette réflexion de Mahler, écrivant à Sibelius : «  Il faut que la musique soit au cœur du monde, elle doit l’inclure », et parlant de sa Troisième symphonie : « Le terme symphonie signifie pour moi, avec tous les moyens techniques à ma disposition, bâtir un monde. »

Bien éloigné du courant franckiste sacralisé par d’Indy, l’impressionnisme musical représenté par Debussy, s’était imposé comme une réaction au wagnérisme alors si puissant en France, ainsi qu’aux caractéristiques de l’écriture orchestrale des compositeurs germaniques post-wagnériens. Debussy, en refusant les effectifs considérables de l’orchestre brucknérien ou mahlérien, les doublures instrumentales, les assauts des cuivres, rechercha l’individualité des timbres et leurs transparences. Ainsi Maurice Emmanuel pourra préciser que « l’orchestre de Debussy divise les forces plutôt qu’il ne les coalise[43]. »

 Tournemire, grand symphoniste

Bien que franckiste de cœur, Tournemire saura trouver quelques points de convergence avec la mouvance impressionniste de son temps, mais sans pour y adhérer totalement, sans la revendiquer ouvertement : on le savait hostile à tout système, à toute appartenance à toute école, à l’inverse par exemple d’un Guy Ropartz.

Peintre des grands espaces marins (Deuxième symphonie « Ouessant » et Quatrième symphonie), il  utilise une palette orchestrale large, très personnelle, mouvante. Si l’on a parfois reproché un peu rapidement à Bruckner et Franck – tous deux organistes – d’orchestrer maladroitement et avec lourdeur, par « paquets de timbres » (dans l’esprit des registrations de l’orgue symphonique), Tournemire échappe totalement à ce jugement. Comme Duruflé dans ses Trois Danses, il se révèle, assez vite, pleinement orchestrateur, car il pense pour l’orchestre, sa main le guide et lui permet de bâtir de denses architectures sonores, aux dessins fluides, insaisissables tant elles sont foisonnantes d’idées.

Dans la musique pour orchestre de Tournemire on peut trouver des influences, certes, des références à des modèles passés ou plus rattachés à son temps : Berlioz, Franck, Guy Ropartz et Maurice Emmanuel, plus rarement Wagner, mais également Bruckner, Mahler, sans oublier bien entendu Debussy. Au-delà des influences debussystes (bien présentes dans maints passages de la Seconde symphonie, des Interludes de la Sixième symphonie, dans la Danse de la gentilité de la Septième symphonie), il peut se révéler quelque peu expressionniste comme dans la dramatique Septième symphonie.

Mais son lyrisme, son romantisme même, sauront l’écarter toutefois des sentiers purement debussystes : comme son ami Ropartz, au travers de ses cinq symphonies, il réalise une sorte de « compromis » entre les esthétiques franckiste et debussyste.

Joël-Marie Fauquet a bien su dépeindre Tournemire en « combattant de l’idéal », sans s’attacher aveuglement à la modernité ambiante de son temps (Stravinsky, Ravel, Groupe des Six), bien qu’il parvint à y puiser, ça et là, des procédés d’écriture (atonalité, modalité voire polymodalité), une rythmique obsessionnelle (certaines danses dans la Septième symphonie) ainsi que l’utilisation des modes extraeuropéens. Il échappe également aux attraits d’un style néo-classique : celui qu’utiliseront en particulier certains représentants du Groupe des Six (Poulenc et Milhaud en particulier), Jacques Ibert, et même Roussel dans ses Troisième et Quatrième symphonies.

Dans ses deux premières symphonies, Tournemire marque son attachement à son maître César Franck par certains procédés d’architecture musicale et d’orchestration, ceux prévalant par exemple dans l’éclatante Symphonie en ut majeur de Paul Dukas (1896) – rayonnante du double héritage franckiste et d’Indyste –, ou aux œuvres de Gabriel Pierné.

Mais le lien filial de Tournemire à son maître réside dans l’utilisation quasi absolue du thème régénérateur (par exemple celui en quartes parallèles, exposé dès le début de la Troisième symphonie), représentatif de la forme cyclique très utilisée par tous les franckistes. Citons deux exemples : la Deuxième symphonie, 1903, de Vincent d’Indy ; la Première symphonie d’Albéric Magnard, 1890).

La forme cyclique permet à Tournemire de donner un sens directionnel à ses idées musicales, d’unifier un propos qui pourrait sans cela être sinon confus, du moins difficile à suivre, car foisonnant, dense, éruptif même. On sent qu’il s’oblige parfois à une sorte de « décantation » de son écriture pour atteindre, par des éléments symboliques, la contemplation et l’élévation. Sa musique offre une polyphonie fluide, mais dessinant des reliefs plus abrupts ou marqués, au gré du propos ou des images.

La présence du thème cyclique lui permet, en outre, d’accroître efficacement un renouvellement incessant de la matière sonore (par exemple dans le final de la Première symphonie) ou de régénérer l’atmosphère (apothéose triomphale de la Troisième symphonie).

Le compositeur peut aussi, par un procédé également cher à Sibelius – mais toutefois dans un langage sensiblement différent –, utiliser en les juxtaposant de petites cellules mélodiques, afin d’engendrer une croissance thématique et de donner une meilleure unification à son propos.

Au niveau de la structure de ses symphonies, Tournemire s’éloigne des quatre mouvements traditionnels respectés particulièrement par Brahms, Bruckner ou Magnard.

Chez Tournemire, seule la Première symphonie ainsi que la Troisième, comportent quatre mouvements. Il privilégie la structure tripartite chère aux franckistes (Seconde et Cinquième symphonies), comme le firent Franck (Symphonie en ré mineur), d’Indy (Symphonie cévenole, Maurice Emmanuel (Première symphonie) et Honegger dans ses cinq symphonies. Tournemire adopte parfois la division en deux grandes parties (Sixième et Huitième symphonies), comme on le trouve chez Mahler (Troisième et Huitième symphonies).

Notre compositeur se révèle être un coloriste hors pair, dans un esprit bien français et allégé de cette problématique parfois exacerbée : l’opposition entre un courant post-romantique ou plus conservateur et l’esprit impressionniste. Trop indépendant et individualiste, Tournemire dépasse ce clivage et ne cherche pas à pactiser avec tels ou tels partisans de ces deux courants : seul son art semble l’accaparer !

Mais l’influence impressionniste transparaît parfois nettement dans sa musique, car le musicien sait privilégier un rapport évident avec la lumière et la coloration des timbres instrumentaux, montrant in facto, un goût presque sensuel pour une orchestration transparente et chatoyante.

La fluidité de la musique de Tournemire a souvent été mise en avant : elle vient de son côté océanique, « iodé » dirions-nous, et particulièrement perceptible dans les Seconde et Quatrième symphonies. Dans ses deux œuvres, l’orchestre n’apparaît jamais totalement subordonné à la surenchère et à l’impact des timbres, au sein d’une densité qui aurait pu, peut-être, nous submerger.

D’une manière mahlérienne par certains côtés, Tournemire recherche l’individualisation des timbres pour mieux parvenir au frémissement émotionnel, lequel nourrit la portée spiritualiste ou philosophique du message à donner. Si l’opposition des instruments par groupes (cordes, bois, cuivres) lui est familière, c’est sans doute par son appartenance à l’école franckiste.

Au niveau de l’instrumentation, soulignons que les soli sont très fréquents (belle phrase du hautbois dans le troisième mouvement de la Première symphonie, premier thème au cor anglais dans le premier mouvement de la Quatrième, etc.).

Voici une remarque importante : Tournemire utilise fréquemment un violon solo au sein du pupitre des cordes et cela dès la Première symphonie.

Tout ce qui se rattache au symbolisme est bien présent dans son inspiration : on le constate, par exemple, par l’utilisation de tel ou tel instrument, comme c’était la coutume dans la rhétorique baroque, en particulier chez Bach. Tournemire ne choisit pas au hasard telle ou telle famille d’instruments : ceux à vent occupent une place privilégiée, le compositeur aime beaucoup l’éclat des cuivres – comme nombre des symphonistes français depuis Berlioz –, et sait mélanger les bois, dans des couleurs très personnelles.

C’est dans une esthétique résolument debussyste, et même mahlérienne que l’on peut noter la forte présence des flûtes, hautbois, clarinettes, dans ses soli ou dans des effets sonores particuliers. Pour Tournemire, il s’agit d’une volonté de « coloration » du discours musical – cela peut rappeler son art subtil de la registration à l’orgue –, dans un double but : donner un sens poétique à l’idée musicale et permettre la régénération les autres pupitres, plus ancrés dans la masse orchestrale.

La harpe reste très présente dans l’orchestration du musicien – comme du reste chez les franckistes, chez Roussel et Debussy –, évoque le monde de l’âme, de l’ouverture au divin (dans une idée toujours très symbolique, quasiment mythologique). Le célesta, le glockenspiel, les cloches  ainsi que l’orgue (notamment dans les Troisième et Sixième symphonies) renforcent la teneur spirituelle.

Alors, comment rester insensible à ce climat de religiosité qui révèle une véritable incandescence de la vie intérieure : celle ressentie, justement, dans l’extraordinaire apothéose du final de la Sixième symphonie ?

Les crescendos propres à l’art tournemirien sont souvent saisissants, généralement progressifs, parfois brusques avec des effets d’une « houle » incessante et tumultueuse (Seconde symphonie), peuvent conduire, comme dans certains passages violents de la Septième symphonie  à beaucoup de dramaturgie.

Mais cette idée de lutte (Septième Symphonie) pouvant apparaître d’une manière violente, voire inattendue, traduit l’intensité de la vie intérieure du musicien aux prises avec ses propres combats. Ces combats ne sont pas vains : ils appellent toujours, par une sorte de  transfiguration, la paix par la lumière retrouvée.

On a peu commenté l’apport de l’art symphonique de Tournemire sur la musique française, davantage par méconnaissance que par un réel désintérêt. Certaines personnalités artistiques ont malgré tout souligné la puissance et l’impact des Huit Symphonies.

Ainsi André Delacour :

« Dans ces œuvres puissantes et généreuses, la phrase mélodique court d’un bout à l’autre comme un large fleuve. La liberté de modulation, les rapports imprévus des tonalités, les inventions de détail, qu’elles soient rythmiques, harmoniques, ou orchestrales, la hardiesse de l’écriture classent ces symphonies parmi les œuvres, les plus modernes, mais aussi les plus hautes, et bientôt sans doute les plus classiques de ce temps. »

Dans un même registre, Daniel Lesur fasciné par l’œuvre symphonique de son maître nous offre l’éclairage intéressant d’un autre grand créateur du siècle[44], Arthur Honegger : « Il aimant se faire l’avocat des grandes causes, attirait dans une de ses chroniques, l’attention sur les symphonies de Tournemire et s’étonnait que la radio n’en jouât pas. » Depuis les choses n’ont guère changé malheureusement, et il faut bien constater que cette méconnaissance s’étend, hélas, à bien des compositeurs français du XXe siècle ! Cependant, nous aimerions encore croire en ce désir ardent exprimé par Olivier Messiaen : « On jour on rendra justice à Tournemire. »

 

 

Itinéraires spirituels des symphonies

 

Les huit symphonies de Tournemire s’appuient sur un argument philosophique et spirituel clairement établi. Mais on ne peut pour autant les assimiler à de la « musique à programme » avec cette intention propre à l’époque romantique et même au-delà, de dépeindre la nature, les sentiments ou les états d’âme.

Certes chez Liszt (Du berceau jusqu’à la tombe, par exemple) ou chez Franck (Le Chasseur maudit), l’impulsion nécessaire à un itinéraire spirituel ou philosophique est clairement donnée. Pour Tournemire, attaché au symbolisme, la musique ne peut exister qu’accompagnée d’un argument ou d’une réflexion sous-entendue et fruit d’une interpénétration entre le sujet choisi et le monde intérieur.

La trajectoire spirituelle du compositeur ne peut manquer de nous échapper, car elle rejoint celle si chère à son maître Franck : même expression d’une métamorphose des sentiments de l’être humain, par ses combats, parfois ses errances, vers le monde de la rédemption et de l’exaltation divine.

Synthétiquement parlant, les huit symphonies s’apparentent à un périple humain, dans une trajectoire un peu mahlérienne, conduisant de la juvénilité (Première symphonie), aux portes de la mort où s’ouvrent la perspective d’une vie éternelle (Huitième symphonie).

En ce sens, notre musicien rejoint la poésie symboliste avec son mysticisme latent, rencontrée chez Gérard de Nerval ou Baudelaire. Du reste, la Cinquième symphonie peut correspondre justement à ce qu’exprimait Baudelaire :

« La Nature est un temple…

L’homme y passe à travers des forêts de symboles. »

 

Nul doute que la croissance du christianisme dès le Moyen-Âge est allée de pair avec une efflorescence du symbolisme, guère dépassée depuis lors. L’inspiration de Tournemire y puise, par sa familiarité avec les écrits sur le Moyen-Âge, un terreau de croissance et d’expression très forte, éruptive en quelque sorte et enflammée par l’influence de ses maîtres à penser, Hello en premier lieu.

 

On a souvent tenté une comparaison entre Charles Tournemire et Gustav Mahler : cela peut-être vrai, bien au-delà d’esthétiques musicales différentes, par l’attachement à un sujet symbolique ou existentiel. Mahler, plus encore que Liszt et Berlioz, chercha le premier à développer un argument philosophique ou littéraire dans toutes ses symphonies. De même procéda Tournemire, en marquant nettement sa différence avec le courant français post-romantique. En effet, les symphonies composées par Gounod, Bizet, Saint-Saëns, Franck, Chausson, Dukas se révèlent exemptes d’arguments littéraires ou philosophiques.

Prenons quelques exemples chez Tournemire : si la Septième symphonie avec ses cinq danses, retrace les remous de l’humanité des tréfonds des temps primitifs à la suprématie du christianisme, la Huitième symphonie appelle, comme la Cinquième, les cimes montagneuses alpines en offrant une ascension vers la lumière divine par le triomphe de la mort.

 

Malgré nombre de différences stylistiques, conceptuelles et d’aspirations philosophiques ou spirituelles, Tournemire parait se rapprocher de l’œuvre mahlérienne, dont il connaissait l’existence et qu’il semblait apprécier. Ne pourrait-il pas justement rejoindre Mahler, écrivant en 1879 : « J’ai gravi le sommet de la montagne où souffle l’esprit (…) Mais je n’ai pas pu échapper à ma destinée » ?

La montagne vue symboliquement chez Mahler ou même Bruckner, comme une ascension existentielle et régénératrice, inspire et porte Tournemire vers les cimes de l’esprit habité par la présence de Dieu.

 

Plus concrètement, on peut relever une certaine analogie entre sa Huitième symphonie et la Troisième de Mahler, avec ce grand récitatif aux trombones évoquant pour le musicien allemand « ce que me racontent les rochers de la montagne », avant que n’éclate, drainée par un crescendo, une gigantesque marche  aux cuivres.

Tournemire dans sa Première symphonie, avec sa dénomination Romantique, pourrait quelque peu se rapprocher de l’image du héros passionné et hypersensible, affrontant sa destinée, dans la Première symphonie de Mahler (dite Titan).

Si la Cinquième symphonie de Mahler apparaît comme une sorte de véritable traité de cosmogonie proche d’une « théorie du chaos », Tournemire dans la trajectoire de sa Septième symphonie, apporte une direction différente par sa vision théologique du monde tellurique, certes mû par l’instinct et les séductions des divinités païennes, mais en route vers la lumière christique.

 

La nature habite la Première symphonie de Mahler, évoquant « comme un bruit de nature » (« Wie ein Naturleut »), tout comme elle nourrit nombre de pages symphoniques de Tournemire. Et chez les deux musiciens, on note une même ébullition certes plus apte à embrasser tout l’univers chez le premier, chez le second à exalter le souffle divin capable de relever et de racheter toute créature.

Relevons certes divergence fondamentale : à la quête mahlérienne, semblant nettement exprimer un indicible désespoir et embrasser tous les sujets de la vie de l’amour à la mort, oscillant entre l’angoisse existentielle et une perspective de rédemption[45], répond pour Tournemire la certitude de l’amour divin et son accomplissement, bien au-delà des luttes du paganisme et des passions humaines surmontées.

Tournemire se rapproche des symphonies de Bruckner, suggérant – comme la gigantesque Huitième, très proche en ce sens des proportions de la Sixième Tournemiresque –, l’existence d’un ethos dépassant largement notre perception habituelle du monde, pour nous laisser entrevoir la puissance divine.

En un sens, il peut nous faire parfois songer à Scriabine, lequel dans Prométhée ou le Poème du feu (1910), atteints par une orchestration luxuriante, un climat proche de l’extase mystique. Tournemire, dans sa propre exaltation onirique peut ainsi rejoindre la densité sonore et la multiplication des possibilités expressives du musicien russe.

Face au « gouffre » mahlérien, rapprochons également de Tournemire cet autre grand croyant, Anton Bruckner, sorte de « mystique gothique égaré par erreur au XIXe siècle [46]», porteur d’une certaine théologie présente dès sa Cinquième symphonie de 1878, où l’homme peut, au travers « d’une gigantesque cathédrale sonore [47]», se libérer de la solitude et des déceptions terrestres pour parvenir à la transcendance.

 

Dans l’itinéraire spirituel qui se dessine tout au long de la progression des symphonies de Tournemire, on observe l’utilisation symbolique des tonalités choisies, avec l’alternance des modes (majeur et mineur), l’interpénétration d’un langage tour à tour tonal ou nettement modal. Dans une même perspective de diversité, observons la juxtaposition des différents pupitres de l’orchestre (cordes, bois, cuivres associés souvent aux percussions) pour traduire le jeu presque initiatique de l’ombre et de la lumière, de la lutte avec parfois même de la violence (Septième symphonie en particulier). Mais le musicien sait atteindre les cimes de la contemplation, par un processus véritablement de purification dans la Huitième symphonie, où nous trouverons une certaine analogie avec l’apothéose saisissante propre à la Seconde symphonie de Sibelius.

(Photo 9 : début du manuscrit de la Première symphonie)

 

Première symphonie

La Première symphonie en la majeur op.18 de Tournemire fut baptisée « Romantique », comme la Quatrième de Bruckner (cependant bien antérieure), et fut écrite en 1900 (la même année que la Deuxième symphonie de Ropartz, la Quatrième de Mahler ainsi que la Première de Scriabine. Mentionnons également la splendide Deuxième symphonie de Sibelius (1901), qui pourrait être qualifiée de « Romantique ».

Dans cette partition d’envergure en quatre mouvements, Tournemire montre une filiation sensible à l’art de César Franck : par quelques traits de langage, quelques tournures mélodiques et harmoniques et surtout l’utilisation de la forme cyclique.

On notera que la Première Symphonie de Tournemire apparaît plus traditionnelle que les sept symphonies suivantes par sa forme, sa texture, ses influences notamment à l’école franckiste.

Les tutti orchestraux reposent sur une charpente solide, voire parfois massive, et on peut y trouver quelques analogies avec des procédés chers à l’école franckiste ou même parfois à l’art brucknérien (bien que Bruckner semble avoir peu marqué Tournemire).

Par ailleurs, maints traits stylistiques sont déjà bien révélateurs de la pensée de Tournemire : individualisation caractéristique des timbres dans un jeu de complémentarités ou d’oppositions au sein de la masse orchestrale, place prépondérante au violon solo et aux parties de harpes.

 

Dès l’Andante introductif, l’œuvre s’ouvre par un portique très poétique, avec le motif générateur (thème cyclique) entendu aux basses (et noté « avec mystère ») : constitué par deux sauts ascendants de quintes, il nous conduit peu à peu, dans une atmosphère frémissante ponctuée par les timbales, vers un puissant Allegro moderato très romantique de ton. Le motif cyclique n’est plus contenu, il éclate orageusement jusqu’au déferlement final des cuivres, avec roulements de timbales. Le contenu émotionnel est saisissant, annonçant cette force « marine » toujours changeante et mouvante, que saura animer inlassablement Tournemire dans sa musique.

 

Le Deuxième mouvement, dans l’esprit d’un scherzo, sait révéler admirablement le caractère vif et parfois enjoué du compositeur, avec une place prépondérante donnée aux pupitres des vents, auxquels se joint le scintillement des arpèges des harpes, des cordes en pizzicati.

 

Le Troisième mouvement noté Largo, nous conduit à des sphères poétiques épurées par son climat d’intense poésie et un sens très personnel de cette « effusion » propre au compositeur. Mais cette effusion parait exempte de sentimentalité : ici est privilégié un monde de mystère, que l’on pourrait croire surgi de quelque légende ! Il faut se laisser pénétrer par cet univers si particulier et pur, où le thème cyclique épouse à la fois la courbe du violon solo et le relief dessiné par les soli du hautbois sur un bercement de la  harpe.

L’idée propre à ce « tempo de marche funèbre » (un peu dans l’idée de celui propre à l’Andante quai allegretto de la Quatrième symphonie de Bruckner), amène d’une manière saisissante la métamorphose du thème générateur, qui transfiguré, devient plus lyrique et plus humain.

 

Le Finale, dans un Allegro energico permet au thème cyclique de prendre divers visages : dans la mouvance ou dans l’apaisement, avec un jeu inépuisable de contrastes et de renouvellements. La personnalité « multi facettes » de Tournemire est bien présente, tout entière en éveil, au prix d’une énergie savamment maîtrisée et éclatante, dans une véritable apothéose. L’ascension vers la lumière, fil conducteur de la pensée de Tournemire, se dévoile ici avec particulièrement de l’éclat et de la force.

 

Deuxième symphonie

 

 

Cette symphonie, dite « Ouessant », datant de 1910 est contemporaine de la Neuvième Symphonie de Mahler en la mineur.

Avec cette importante partition, Tournemire marque le véritable départ de son cycle symphonique, avec davantage de maturité dans l’orchestration, une plus grande originalité de forme et de contenu expressif. À partir de cette symphonie, on note une perspective spirituelle plus marquée : le musicien donnera dorénavant un argument philosophique ou religieux à toutes ses symphonies, excepté la Quatrième. « Il s’agit pour lui d’attribuer à l’orchestre un pouvoir d’invocation qui est soumis à une intention religieuse[48]

 

C’est aussi l’époque où le musicien découvre à Paris des œuvres de Richard Strauss dirigées par le compositeur et Mahler conduire sa Première Symphonie : on sait l’impact que ces deux univers musicaux eurent sur lui à des degrés divers.

Également, Tournemire se souviendra de La Mer de Debussy, œuvre emblématique créée à Paris en octobre 2005 dans sa Deuxième symphonie, en voulant également célébrer l’élément marin si cher à son âme et plus précisément celui de l’île d’Ouessant : « Cette œuvre a été inspirée par le fantastique d’Ouessant. Elle tend à la glorification de l’Éternel. »

 

La Deuxième symphonie comprend trois parties, à l’image de la Symphonie en ré mineur de Franck. Sans pour autant paraître descriptive, elle gagne en pouvoir émotionnel par le mode faisant appel aux sensations du monde impressionniste, mais d’une manière différente de celles exprimées par Debussy. Car le langage Tournemiresque est résolument personnel, moins directement influencé par celui de Franck (comme dans la Première symphonie), mais avec une plus grande liberté formelle, plus d’originalité dans l’élaboration de la trame orchestrale. L’orchestration, du reste, gagne ici en maîtrise, en diversité par l’éventail des timbres, leurs mélanges, leurs alliages (avec l’utilisation des bois dans le registre grave et la présence particulière des cors, 4 dans l’orchestre, 2 en coulisse).

 

Premier mouvement : « Prélude-très modéré-Allegro moderato ».

Déjà, le Prélude campe le décor mystérieux, un rien féerique avec les larges arpèges des harpes et le thème sinueux joué aux violoncelles puis repris aux hautbois d’abord, ensuite aux flûtes. Retenons ce beau thème lyrique et nostalgique aux cordes, d’allure celtique, anticipant ce qui sera le paysage sonore du Second Mouvement.

Puis peu à peu, dans une luxuriance sonore, rappelant Richard Strauss, la musique devient plus lumineuse en s’animant, portée par l’atmosphère marine. On est saisi par le relief sinueux des lignes mélodiques, les accords chromatiques dessinant le monde des embruns, le ressac permanent de l’océan, tout cela porté par un motif récurrent, presque obsédant.

Vers la fin du mouvement, dans une alternance de climat à la fois calme puis emporté, le motif générateur gagnera en puissance tel un ferment bénéfique. Le mouvement se clôt dans le mystère, en mêlant pénombre et lumière et en s’enchaînant directement au mouvement suivant.

 

Deuxième Mouvement : il est noté « très calme » et présente aux violoncelles, sur un tapis harmonique des violons, une phrase étirée et nostalgique. On songe à une mélodie celtique, profonde, et sortie de quelque légende, car : « Le Celte c’est toujours acharné à confondre le rêve à la réalité » (Ernest Renan). L’atmosphère nous offre un pur moment d’intense poésie avant que le mouvement ne gagne en puissance et climat passionnel. L’on entend un appel des cors comme les cornes de brume avant l’habillage du motif celtique dans une somptueuse harmonie et son amplification à tout l’orchestre dans un jeu de lignes mélodiques enlacées, frémissantes, toujours changeantes par des couleurs instrumentales infiniment variées.

Tout ce mouvement, qui rejoint le climat d’élévation, élévation propre à l’immense Adagio de la Cinquième symphonie de Bruckner, est d’une extraordinaire beauté.

 

Troisième mouvement : « Choral. Allegro ». Le choral joué aux cuivres, puissant, ouvre une arche de lumière avant que quelques coups de timbales ne ramènent, peu à peu, l’atmosphère houleuse de l’allegro initial de la symphonie. Les appels thématiques avec le motif conducteur devenu obsédant donnent encore plus d’ampleur au discours musical. Les forces océaniques semblent à la fois soulevées et maîtrisées par la densité du thème celtique et les appels du choral, comme une ossature solide. Les forces spirituelles du choral imposent leur suprématie et leur éclatante lumière. Ainsi finira la symphonie avec quelques sonneries aux cuivres d’un effet quasi wagnérien et le retour du motif celtique tout à fait transfiguré. L’œuvre entière se révèle pleinement comme un hymne à la vie et aux éléments marins (symbolisant sans doute le monde des passions humaines), hymne régénéré par les forces spirituelles et bienfaisantes.

 

 

(Photo 10 : début du manuscrit de la Deuxième symphonie)

 

Troisième symphonie

 

Sans doute la plus jouée du vivant du compositeur (10 exécutions), la Troisième symphonie dite « Moscou » (1913), s’articule en quatre mouvements notés en français. Mais l’œuvre se développe en une sorte de mouvement continu, en exploitant un motif unique comme on le remarque dans  la Symphonie de Franck.

En 1912, pendant une tournée de concerts d’orgue en Russie, Tournemire se dit « frappé par la grandeur de la steppe couverte de neige et surtout par les croix d’or qui ornaient (…) les dômes du Kremlin ». La Troisième symphonie sait admirablement dépeindre selon Tournemire, le relief « des plaines immenses », dans une luxuriante orchestration très imaginative.

 

Rempli d’allégresse, Moscou s’éveille aux sons des cloches virevoltantes : « Les êtres soudain réveillés, lèvent le regard et une splendeur inconnue s’offre à leurs yeux émerveillés : de la plaine monte une prière émue, pleine d’adoration et de reconnaissance vers cette croix qui sur ces sommets vient de leur révéler le vrai chemin ».

Un puissant argument spirituel forge l’ossature de la symphonie et lui donne majesté, souffle épique et puissance. Cette partition apparaît de fait parmi les plus vivantes, colorées et accessibles du compositeur, grâce en grande partie à son pouvoir suggestif.

 

Premier mouvement : « Bien modéré ». Il fait apparaître le thème cyclique en quintes parallèles dans une couleur modale, assez slave d’esprit et sous-tend cette procession « d’un monde ténébreux en route vers la lumière. Ce thème omniprésent, se pare de diverses couleurs orchestrales, sachant se conjuguer à une sorte de choral religieux donnant vie à un canon et pouvant quelque peut rappeler le style d’Honegger (en particulier celui de la Symphonie Liturgique).

 

Deuxième mouvement : « Avec du mouvement », traduit l’atmosphère russe très présente avec beaucoup d’exubérance. Le motif de danse ukrainienne rappelle le souvenir de Moussorgski ou de  Rimski-Korsakov.

 

Troisième mouvement : « Les cloches de Moscou : lentement » se pare d’une explosion de cloches, de carillons et de joie ! Ici est évoquée la majesté du Kremlin. Puis apparaît un épisode apaisé, mais majestueux, donnant par son lyrisme poignant et son raffinement harmonique, la sensation d’une grâce reçue : « C’est pour annoncer au monde une joie immense, la révélation de la Croix, vrai chemin du bonheur ». L’orgue fait alors son entrée somptueuse suivie de l’oraison – sorte de choral aux cordes –, nous transportant vers la lumière céleste.

 

Quatrième mouvement : « Assez modéré – Avec assez de mouvement », offre une progression vers une apothéose, dans toujours plus de lumière. L’atmosphère est saisissante avec ce qui décrit la libération des cloches de Moscou et le retour triomphal du thème cyclique. On comprend que cette marche se veut un hymne pour l’union des peuples, dans la fraternité et la louange : elle conduit à une coda incandescente en ré majeur dans la volée des cloches célestes.

 

Quatrième symphonie

 

 

Composée en 1912, la Quatrième symphonie op. 44 s’intitule « Pages symphoniques ». Voici comment le compositeur la dépeint dans ses Mémoires : « Quatrième symphonie – petite sœur – poésie de la Bretagne – douleur du cœur ! ». Dans une lettre à Joseph Bonnet de 1934, il se souvient : « Ouessant n’y est pour rien. Ces croches ont été perpétrées à la « Clarté », près Trestraou. Mais enfin, c’est toujours la Bretagne, avec en plus que de l’éternel pittoresque… »

 

Les proportions de cette partition sont moins amples que dans les autres (environ 23 minutes), la symphonie, construite d’un bloc, offre néanmoins un enchaînement de 5 mouvements concis : Assez lent – avec du mouvement – Modéré – vif – Lent.

Au niveau de la construction, on note de ce fait moins de formalisme et plus de liberté que dans les symphonies précédentes ; on ne trouve également aucune référence à un argument, mais plutôt un climat de sensations, avec ce « parfum qui exalte la poésie de la Bretagne ». L’instrumentation apparaît également moins massive, plus aérée et « ouverte » avec une suprématie donnée aux solos (comme les bois graves), à l’active présence des harpes (parties 1, 3, 5), donnant un climat assez mystique à ces « pages symphoniques ».

 

Le premier thème du Premier mouvement, exposé aux altos puis aux violoncelles, résonne comme un appel semblant introduire le deuxième thème, joué au cor anglais. L’atmosphère de tout ce mouvement « assez lent » donne une impression de frémissement jusqu’à ce qu’un immense crescendo ne propulse – par l’entrée des cuivres et timbales – l’Allegro, simplement indiqué « avec du mouvement ».

On retrouve ici l’ambiance propre à la Seconde Symphonie : par l’évocation à la Bretagne et à l’océan par avec la ponctuation des cuivres et les assauts des timbales. On peut songer que le monde breton a su inspirer Saint-Saëns dans sa Rhapsodie bretonne (1892), Guy Ropartz dans sa Première symphonie « sur un choral breton », Les voix du large de Paul Le Flem, ou encore la Symphonie Bretonne de Maurice Emmanuel (1930). La fin du mouvement apportera plus de paix (présence des harpes, des vents solistes et du violon solo, habituel chez Tournemire), dans une atmosphère mystérieuse presque irréelle et insondable.

Par la sonnerie des cloches et l’entrée de l’orgue solo avec de larges accords tenus, le Troisième mouvement noté « modéré », offre un beau dialogue avec les cordes et permet de retrouver le thème initial.

 

Le Quatrième mouvement, marqué « vif », se décline comme un puissant scherzo mêlant unissons de cordes, puissance des cuivres et des percussions. Quelque sortilège (on peut songer quelque peu à L’apprenti sorcier de Dukas) draine un effet assez saisissant de « débordement » orchestral.

 

Le Cinquième mouvement révèle encore une certaine féerie certes, mais plus paisible, habillée par les effets de transparence des harpes, les interventions mêlées des bois et des cuivres (épisodes chromatiques aux cors). Dans des effets presque ravéliens, par le raffinement des timbres et la finesse de leurs alliages, cette ode à la Bretagne se conclut dans de purs moments de poésie.

 

Cinquième symphonie

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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